Portrait
S'il vous traversait l'esprit de vouloir connaître les raisons de l'assassinat à Moscou de la journaliste Anna Politkovskaïa en 2006, il vous suffirait de lire un extrait de son bouquin La Russie de Poutine, Buchet-Chastel, Paris 2005. Il fallait qu'elle meure, le crime de lèse-majesté était établi. C'est elle qui parle maintenant :
Texte d'Anna Politovskaïa de 2004, proposé par le journal Le Monde et accessible par ce lien. Ce texte n'est pas écrit par la rédaction du Monde. Cet extrait est formaté comme un bloc pour simplifier sa distribution. Faire circuler ce portrait qui explique tout du despote russe.
« Longtemps je me suis demandé ce qui a provoqué ma révolte féroce contre Poutine. Pourquoi l’ai-je pris en grippe au point d’écrire un livre. Pourtant je ne suis pas son opposant ni son adversaire politique, je suis tout simplement une citoyenne vivant en Russie. Je ne suis qu’une Moscovite de 45 ans, c’est-à-dire que j’ai connu l’Union soviétique à l’époque du point culminant de sa décadence communiste des années 1970-1980 et je n’ai pas du tout envie de me retrouver de nouveau à cette période… Je mets un point final à mon livre ce 6 mai 2004, précisément ce 6 mai. Demain tout sera fini. Les élections du 14 mars n’ont pas donné lieu au miracle de la contestation de leur résultat ; l’opposition a tout accepté et s’est soumise. C’est pourquoi demain est le jour de la cérémonie d’investiture de Poutine II, élu président par une folle majorité de voix de ses concitoyens – plus de 70 % ; et même si on soustrait 20 % de voix ajoutées par les fraudes, il y en a tout à fait assez pour la présidence en Russie. Il ne reste que quelques heures, le 7 mai 2004 va arriver, et Poutine, ce lieutenant colonel-type du KGB soviétique, aux vues étroites provinciales, typiques d’un lieutenant-colonel, à l’aspect quelconque d’un lieutenant-colonel n’ayant même pas pu s’élever au grade de colonel, au comportement d’un officier des services secrets soviétiques habitué à épier ses propres camarades, rancunier (aucun opposant politique, aucun parti ne marchant pas au pas avec Poutine n’ayant été invité à la cérémonie d’investiture), ce petit personnage tel un Akaki Akakievitch, du Manteau de Gogol, [ce personnage insignifiant] va monter… sur le trône. Le grand trône de Russie. Brejnev ne nous arrangeait pas. Andropov nous a paru sanguinaire quoique avec un badigeon de démocratie. Tchernenko était bête. Gorbatchev ne plaisait pas. Eltsine nous obligeait de temps en temps à nous signer par peur des conséquences de ses décisions… Et voici le résultat. Demain, 7 mai, ce garde du corps du vingt-cinquième échelon dont la place est dans le cordon qui retient les foules quand passe le cortège des grands de ce monde, cet Akaki Akakievitch Poutine foulera les tapis rouges des salles du trône du Kremlin. Comme s’il en était vraiment le maître. On verra scintiller tout autour les ors royaux, les valets souriront servilement, les compagnons, tous des petits gradés du KGB ayant reçu leurs postes importants sous Poutine, les compagnons se mettront au garde à vous… La revanche soviétique est devenue évidente avec la venue et la prise de pouvoir de Poutine. Avouons que c’est arrivé non seulement à cause de notre négligence et de l’apathie causée par la fatigue de nos éternelles révolutions. C’est arrivé sous les cris de bienvenue de l’Occident. Premièrement de Silvio Berlusconi [président du Conseil italien], le quasi-amoureux de Poutine et son principal avocat en Europe. Mais aussi de Tony Blair [le premier ministre britannique], Gerhard Schröder [le chancelier allemand], Jacques Chirac [le chef de l’Etat français], sans oublier le fils Bush [le président des Etats-Unis]. Aucun obstacle ne se dressait devant l’entrée de notre tchékiste [surnom toujours donné aux agents de la police politique ; anciennement Tchéka de 1917 à 1922] au Kremlin. Ni l’Occident. Ni une opposition importante à l’intérieur du pays. Petite digression : pour ne plus parler de Poutine mais de nous autres, le public russe. Les pro-Poutine, les gens qui le poussent en avant, qui ont intérêt à le voir monter pour la seconde fois sur le trône, les gens qui constituent aujourd’hui l’administration du président qui dirige de facto le pays et non pas le gouvernement (simple exécutant de la volonté du président), ni le Parlement (qui produit les lois voulues par le président), ces gens suivent avec beaucoup d’attention la réaction du public. C’est faux de penser qu’ils s’en fichent. Et de constater : les responsables de tout ce qui se passe, c’est nous. Nous d’abord. Pas Poutine. Notre attitude vis-à-vis de Poutine, qui se moque cyniquement de la Russie, notre attitude, qui se limite à des « bavardages de cuisine », a permis à Poutine de transformer sans entrave le pays durant les quatre dernières années. L’apathie dont fait preuve la société est incommensurable. Et elle est une indulgence pour Poutine pour les quatre années à venir. Nous avons réagi à ses actions et à ses discours non seulement avec mollesse, mais avec peur. Et cette peur qui est la nôtre, nous l’avons montrée aux tchékistes, enracinés dans le pouvoir. Et cela n’a fait que renforcer leur désir de nous traiter comme du bétail. Le KGB ne respecte que les forts, il dévore les faibles. N’est-ce pas à nous de le savoir ? Et pourtant, pour la plupart, nous nous sommes montrés faibles et avons été écrasés. Pour le tchékiste soviétique, notre peur, c’est du miel. Il n’y a pas de meilleur cadeau pour lui que de voir trembler les foules, qu’il doit soumettre à sa volonté. (…) Poutine a plus d’une fois montré en public qu’il ne comprend pas en principe ce qu’est une discussion. Surtout une discussion politique. Selon Poutine, un subordonné ne doit pas discuter avec son supérieur. Un subordonné qui se le permet est un ennemi. Poutine se comporte de cette manière non pas délibérément, non pas parce qu’il est un tyran ou un despote né. Il a été élevé de cette façon. C’est ce qu’on lui a appris au KGB et il considère ce système comme idéal, ce qu’il a déclaré publiquement plus d’une fois. C’est pourquoi dès qu’on n’est pas d’accord avec lui, Poutine exige catégoriquement d’« arrêter l’hystérie ». C’est ce qui explique son refus des débats préélectoraux ; ce n’est pas son élément, il n’en est pas capable, il ne sait pas mener un dialogue. Il est exclusivement un « monologueur ». Selon le modèle militaire, tant qu’on est un inférieur on est obligé de se taire, mais une fois devenu un supérieur, on peut se contenter de monologuer et tous les « subordonnés » sont obligés de faire semblant d’être d’accord. Une sorte de bizutage idéologique, qui se transforme parfois, comme cela s’est produit avec Khodorkovski [l’ancien fondateur et PDG de la compagnie pétrolière Ioukos a été emprisonné dix ans à partir de 2003], en extermination physique ou en évincement). Pourquoi ai-je pris Poutine en grippe ? Parce que les années passent. Cet été, cela fera cinq ans que dure la deuxième guerre tchétchène qui a commencé pour que Poutine devienne président la première fois. Et on n’en voit pas la fin. (…) AUCUN des meurtres d’enfants qui ont eu lieu lors des bombardements et des épurations depuis 1999 n’a été résolu, les meurtriers n’ont pas pris la place sur le banc des accusés. Poutine n’a jamais exigé d’enquête bien qu’on dise de lui qu’il adore les enfants (…) Pourquoi ai-je pris Poutine en grippe ? Pour tout cela. Pour sa nature criminelle. Pour son cynisme. Son racisme. Pour la guerre éternelle. Pour le mensonge. Pour le gaz répandu dans la salle du Théâtre Doubrovka [en octobre 2002, la prise d’otages à Moscou par un commando islamiste tchétchène s’achève avec l’emploi d’un gaz mortel par les forces russes] qui a tué tant de monde [130 personnes]. Pour tous les innocents tués au long de tout son premier mandat. Des morts dont on aurait très bien pu se passer. Après avoir reçu par hasard un pouvoir énorme, Poutine en a disposé avec des conséquences catastrophiques pour la Russie. Je ne l’aime pas parce qu’il n’aime pas les êtres humains. Il ne nous supporte pas. Il nous méprise. Il nous considère comme un simple moyen pour lui, et rien de plus. Le moyen d’atteindre ses objectifs personnels de pouvoir. C’est pourquoi il peut faire de nous tout ce qu’il veut, jouer à sa guise. Nous exterminer selon son caprice. Nous ne sommes rien. Et lui, bien qu’étant accidentellement monté si haut, il est maintenant notre tsar et notre dieu ; nous devons l’adorer et le craindre. En Russie, il y a déjà eu des dirigeants avec une vision du monde semblable. Ce qui a conduit à des situations tragiques. A des bains de sang. Aux guerres civiles. Je ne veux rien de tout cela. C’est pour cette raison que j’ai pris en grippe ce tchékiste soviétique typique qui s’avance en foulant les tapis rouges du Kremlin vers le trône de la Russie. Il m’est impossible d’accepter que l’hiver politique s’attarde de nouveau en Russie pour plusieurs décennies. Je voudrais vivre encore un peu. Je désire vivement que nos enfants soient libres. Et que naissent nos petits-enfants libres eux aussi. Par conséquent, je désire vivement que le dégel arrive au plus vite. Mais nous seuls, et personne d’autre, pouvons faire monter la température de l’hiver russe au-dessus de zéro. Attendre que le dégel vienne du Kremlin, comme cela s’est produit sous Gorbatchev, est aujourd’hui stupide et irréaliste.»
Texte d'Anna Politovskaïa de 2004, proposé par le journal Le Monde et accessible par ce lien. Ce texte n'est pas écrit par la rédaction du Monde. Cet extrait est formaté comme un bloc pour simplifier sa distribution. Faire circuler ce portrait qui explique tout du despote russe.
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